Les services culturels français de New York (1944-1963)
L’émergence d’un outil diplomatique : les services culturels français de New York (1944-1963)[1]
Résumé :
L’émergence d’un outil diplomatique : les services culturels de New York (1944-1963)
Cet article analyse les enjeux et la spécificité de l’action conduite par les services culturels français envers les Etats-Unis pendant les années 1944-1963. Au cours de la guerre froide, la France et les Etats-Unis furent sur le plan culturel à la fois des alliés qui défendaient ensemble une certaine conception de la liberté de l’esprit et de la création et des rivaux, New York tendant à supplanter Paris comme capitale de l’avant-garde occidentale. Vis-à-vis des Etats-Unis, les objectifs des services culturels n’étaient pas seulement d’ordre intellectuel ou esthétique mais plus encore symbolique ou politique. Il s’agissait de promouvoir à travers les manifestations culturelles « une certaine image de la France » capable de rallier les forces vives de la société américaine, en particulier les masses et la jeunesse : celle d’une France nouvelle capable d’assumer le poids de son héritage culturel tout en apportant une contribution essentielle aux grands problèmes du monde contemporain.
Soixante ans après la création des services culturels français de New York, il est désormais possible de retracer l’évolution de cet outil diplomatique appelé à devenir un acteur essentiel de l’influence culturelle française aux Etats-Unis. La décision du Gouvernement Provisoire de confirmer dans son poste l’helléniste Henri Seyrig, nommé conseiller culturel par le Conseil National Français en 1942, peut être considéré comme l’acte fondateur de ce volontarisme étatique et marque le début de cette étude qui se poursuit jusqu’en 1963, date à laquelle, on peut dresser un premier bilan de cette action. L’année 1963, qui clôt le fin d’une ère dans l’histoire des relations franco-américaines, avec l’assassinat du Président Kennedy, est aussi particulièrement riche sur le plan des rapports culturels et diplomatiques bilatéraux. Au début de janvier 1963, la National Gallery de Washington bat tous les records d’entrées de son histoire avec l’exposition de la Joconde, prêtée par le gouvernement français. Cet événement artistique d’un retentissement médiatique sans précédent est salué, dans la presse américaine, comme un geste d’amitié comparable au don de la Statue de la Liberté par le peuple français. Or, il précède de quelques jours seulement la conférence de presse du 14 janvier au cours de laquelle le Général de Gaulle ruine le grand dessein du Président Kennedy. Ainsi, par ce double coup d’éclat, diplomatique et artistique, la France met un terme à l’influence que l’Amérique exerce sur ses destinées, et démontre la puissance de « sa force de frappe » culturelle. Aux yeux de certains témoins privilégiés des relations transatlantiques, la culture française est alors devenue « la culture étrangère dominante » aux Etats-Unis[2].
Le principal objet de cette étude est de montrer comment la France réussit à conquérir cette position au prix d’une action cohérente conduite par les services culturels mais efficacement relayée par l’initiative privée et ce, malgré les difficultés linguistiques et politiques s’opposant au développement de son influence. Ce souci implique non seulement de décrire les acteurs et les réalisations de cette politique, afin d’en dégager les principales caractéristiques, mais aussi d’en analyser les enjeux tant d’un point de vue culturel et national que de celui des rapports bilatéraux. La période étudiée correspond en effet à une phase majeure des relations internationales, celle de la reconstruction et de la bipolarisation du monde de l‘après-guerre, au cours de laquelle la relation à la fois coopérative et concurrentielle entre la France et les Etats-Unis, deux pays universalistes, se manifeste sur le plan culturel par le « choc des messianismes »[3].
Notre réflexion porte donc d’abord sur les ressorts de cette politique. Pourquoi, à partir de 1944, les autorités françaises adoptent-elles une démarche résolument volontariste renonçant à une tradition qui réservait aux élites francophiles le soin d’organiser la publicité culturelle de la France ? Nous verrons que dans le contexte de la guerre froide, où l’information officielle demeurait suspecte, la France misa sur la culture pour ébranler la perception américaine d’un déclin français et comment elle adapta ses activités et son programme culturels en fonction de cette priorité nouvelle. Enfin, nous tenterons d’esquisser un bilan de cette action afin de déterminer dans quelle mesure l’effort entamé par la IVème République et poursuivie au début de la Vème, a pu contribuer à façonner les grands traits de la politique culturelle actuelle.
I) Les objectifs de la politique culturelle française aux Etats-Unis (1944-1963)
A la fin des hostilités, les services de la délégation française aux Etats-Unis chargés de la propagande en faveur de la France Libre ne furent pas supprimés ; ils furent transformés en services permanents de l’Ambassade, et leurs titulaires se virent confirmés dans leur poste. Pour la première fois, la France qui, dans le même temps, se dotait à Paris d’une Direction Générale des Relations Culturelles au Quai d’Orsay, disposait de relais institutionnels capables d’imprimer un nouvel élan à la présence française aux Etats-Unis. Cette décision créait une situation inédite dans un pays où, jusque-là, les autorités françaises estimaient à l’instar de l’ambassadeur Jusserand qu’il n’y avait pas de meilleure publicité culturelle que celle qui émanait des Américains eux-mêmes. Elle découlait très largement de la situation léguée par la guerre et de la défaillance des milieux francophiles traditionnels qui ne pouvaient plus remplirent le rôle d’ambassadeurs officieux de la pensée française. La guerre avait à la fois provoqué le déclin de la Fédération des Alliances Françaises dont de nombreuses filiales s’étaient compromises par leurs sympathies vichyssoises et accentué les difficultés des communautés francophones en facilitant l’assimilation des jeunes qui, au cours de leur mobilisation, avaient été brutalement arrachés à leur milieu d’origine. Mais, paradoxalement, elle avait aussi contribué à accroître la visibilité des œuvres françaises aux Etats-Unis et, en particulier à New York devenue la capitale de l’émigration européenne. La présence de nombreux exilés représentant pratiquement tous les courants idéologiques et artistiques de l’intelligentsia parisienne ajouta au combat politique pour la France Libre une dimension culturelle, les intellectuels et artistes voulant prouver que la défaite militaire de leur pays n’était pas selon le mot d’André Breton, « une débâcle de l’esprit » contribuèrent à créer, avec notamment le soutien de la Fondation Rockefeller, les réseaux et les institutions culturels qui survécurent à la fin du conflit et, notamment, les services de Henri Seyrig[4].
Le fait que New York fût un des premiers postes diplomatiques à bénéficier d’un conseiller culturel n’était donc pas fortuit. Il traduisait l’importance symbolique que les dirigeants de la nouvelle DGRC assignaient à la présence culturelle française au cœur de cette métropole, siège des nouvelles instances internationales où le prestige de la France ainsi que l’universalisme de sa langue et de sa culture devaient être défendus. Avec les services culturels de New York, la nouvelle Direction Générale des Relations Culturelles comptait un allié précieux dans son combat en faveur de la défense et la promotion de la langue française. Car pour les dirigeants de la DGRC, formés à l’école de la IIIème République, le prestige de la nation française étant inséparable de celui de son langage, le redressement national était gravement compromis par les dangers qui menaçaient l’avenir du français. Celui-ci ne subissait pas seulement l’écrasante concurrence de l’anglais, il se laissait également distancer par l’espagnol dont l’enseignement, aux Etats-Unis, notamment, ne cessait de gagner du terrain. Depuis 1940, le français avait perdu la première place qu’il occupait avant-guerre dans l’enseignement des langues vivantes dans ce pays – une situation particulièrement préoccupante pour les responsables français qui craignaient, qu’à terme, la France ne fût absente des références culturelles et artistiques de futures élites américaines[5]. Et, en raison du rôle des Etats-Unis et de ses dirigeants dans les affaires mondiales, ils avaient la conviction que ce pays pouvait jouer un rôle essentiel dans la bataille engagée pour rendre au français sa position internationale dominante.
Au demeurant, la défense et l’expansion de la langue française conditionnait le succès des autres formes d’action culturelle. Or la guerre n’avait pas seulement entraîné un nouvel équilibre des forces linguistiques, elle avait aussi contribué à l’affirmation de la puissance culturelle américaine. Si contrairement à la France, les Etats-Unis faisaient encore figure de « novices » en matière de politique culturelle, ils n’en représentaient pas moins un rival redoutable sur un terrain autrefois réservé aux grandes puissances européennes[6]. Leur domination culturelle paraissait d’autant plus inéluctable qu’ils disposaient, depuis la fin des années trente, d’organismes officiels chargés de favoriser la diffusion de leur culture à l’étranger et ne cachaient pas leur volonté d’en découdre avec la prétendue supériorité de l’Europe dans le domaine des arts et des idées et, en particulier, avec la prétention de la France à diffuser son message. Cette rivalité expliqua bien des heurts entre les deux nations notamment lors des travaux des Ministres alliés de l’Education où la France contesta vivement l’hégémonie américaine dans la conception de l’UNESCO[7]. La rivalité était également sensible dans l’arène artistique où s’opposaient deux écoles rivales : la vieille et célèbre Ecole de Paris et la future Ecole de New York. Principal centre intellectuel des Etats-Unis et bientôt cœur politique du monde, New York était aussi en voie de détrôner Paris pour devenir la nouvelle muse de l’Occident.
L’aménagement du splendide hôtel particulier du 934 Fifth Avenue (dont l’architecture évoquait un palais romain) réalisé par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui succéda en décembre 1945 à son ami Henri Seyrig à la tête des services culturels, témoignait de la primauté des considérations de grandeur et de prestige culturel sur les préoccupations plus politiques[8]. Toutefois, au sortir de la guerre, ces objectifs paraissent étroitement liés aux impératifs de la reconstruction nationale. Il s’agissait d’abord de « faire oublier Vichy » et de redonner aux Américains confiance en la France. Reconquérir l’amitié américains n’était pas seulement pour celle-ci une affaire de sentiments c’était, en raison de sa situation nouvelle de dépendance à l’égard des Etats-Unis une question qui conditionnait la réussite de ses objectifs en matière de politique intérieure et étrangère. Ainsi, pour assurer son ravitaillement, sa reconstruction et sa modernisation, la France avait un besoin vital de l’aide américaine qui lui était également indispensable pour conserver sa stabilité politique et repousser la menace d’une subversion communiste. Elle comptait aussi amener les Etats-Unis à s’engager pour assurer sa sécurité face à l’Allemagne et face à l’URSS et espérait obtenir leur assistance militaire pour assurer une issue victorieuse à la guerre qu’elle menait dans les territoires indochinois. Or, toutes ces interventions nécessitaient un vote des congressmen et l’accord de l’opinion américaine qui exerçait de ce fait un véritable veto sur toutes les questions décisives pour l’avenir de la France. Mais l’implication des Etats-Unis et de leur opinion dans les affaires françaises ne traduisait pas un rapprochement entre les peuples. Au contraire, l’examen des archives diplomatiques révèle que les autorités françaises furent très préoccupées de voir renaître des courants de francophobie susceptibles de réveiller les tendances isolationnistes des Américains et de compromettre les intérêts français. Les rapports des diplomates s’émouvaient en particulier des témoignages des soldats américains démobilisés sur le prétendu manque de moralité des Français et leur penchant pour la vie facile, largement diffusés par la presse qui contribuèrent à répandre dans les masses les stéréotypes du Français, déjà anciens, allant du petit bourgeois avare et cocardier à la femme de petite vertu.
Dans ce contexte, le directeur des Relations Culturelles Louis Joxe, et l’ambassadeur Henri Bonnet, en poste à Washington de 1944 à 1954, prirent très rapidement conscience des enjeux politiques des relations culturelles franco-américaines[9]. Ils souhaitaient notamment que le développement des échanges universitaires transatlantiques contribuât à mieux informer les Américains des réalités françaises. Néanmoins, il était entendu que si la politique culturelle devait permettre de rétablir un climat général de confiance et de compréhension mutuelles de nature à favoriser les intérêts de la France, elle devait éviter d’apparaître comme un instrument de sa politique étrangère. De fait, Claude Lévi-Strauss et son successeur René de Messières, conservaient encore une large latitude dans l’organisation de leurs services et de leurs activités[10]. Homme de lettres que sa culture et ses goûts artistiques prédisposaient à jouer les mécènes, René de Messières se plaisait à organiser dans l’hôtel de la Vème Avenue de nombreuses manifestations culturelles dont la teneur n’était pas toujours appréciée de Washington et de l’ambassadeur Bonnet qui désapprouvait ces initiatives trop personnelles.
Toutefois, le début de l’année 1947 et l’entrée dans la guerre froide, ouvrirent une nouvelle phase de l’histoire des services culturels. La politique culturelle fut alors intégrée à un vaste programme d’information destiné aux Américains dont l’objectif, clairement défini par l’ambassadeur Bonnet, consistait à mettre tous les acteurs de la « diffusion de la pensée et de l’œuvre française » au service d’une mission commune « faire connaître le vrai visage de la France » afin de lutter contre la renaissance des courants inamicaux[11]. Pour Henri Bonnet, le domaine de l’information et le domaine culturel ne constituaient que deux versants d’une même question : celle de la propagande française[12]. Et, si l’information officielle demeurait suspecte au yeux des Américains, la culture restait le seul vecteur susceptible d’atteindre une opinion ouverte, sur le plan politique, à d’autres influences. La réalisation de ce programme impliquait donc une meilleure collaboration entre les agents de la culture et leurs homologues chargés de l’information dépendant désormais d’une direction unique à Paris[13]. Cette tendance se renforça encore lorsque sous la pression des événements internationaux, le Ministre Robert Schuman, prit, en avril 1952, la décision de centraliser les services de la culture et ceux de l’information sous la tutelle d’un Premier conseiller de l’ambassade et de fusionner, en partie, leurs activités. Cette réforme s’inspirait des nouvelles conceptions des services du département d’Etat selon lesquelles la culture devait directement concourir aux objectifs de la politique étrangère, au risque de voir les services culturels devenir de simples organes de propagande[14].
Cette évolution de la politique culturelle, si peu conforme aux usages diplomatiques français, découlait en fait des efforts de mobilisation des opinions occidentales entrepris par les autorités américaines et leurs alliés depuis le lancement du plan Marshall. Aux yeux des responsables américains, la réussite de l’European Recovery Programm impliquait la mise en œuvre d’un vaste programme d’information dirigé non seulement vers les pays bénéficiaires mais également vers leurs concitoyens auprès desquels il fallait justifier le nouvel engagement des Etats-Unis en Europe. La position privilégiée de la France sur le continent faisait d’elle le « pivot » du plan Marshall et, du même coup le cœur de cette propagande. Ainsi, tandis que les services de l’OIC à Paris servaient de tête à l’offensive culturelle américaine en Europe, les représentants de la France sillonnaient l’Amérique à bord du Gratitude Train pour porter à l’Amérique témoignage de la reconnaissance française et pour la préparer à la future signature du Pacte Atlantique. Avec la signature de ce traité et le lancement du PADM, puis avec le début de l’assistance militaire en Indochine, la nécessité de la propagande française se renforça encore. Car, si la France voulait apparaître dans l’opinion américaine comme « le bastion avancé de l’endiguement » en Europe et, à ce titre, obtenir le soutien financier et militaire des Etats-Unis, il lui fallait, à son tour, mettre en œuvre une vaste propagande démontrant la permanence et la solidité de l’Alliance entre la France et les Etats-Unis fondée sur l’ancienneté de leurs liens historiques et leurs affinités culturelles[15]. Mais pour atteindre le cœur de l’Amérique, elle ne pouvait se contenter d’exalter l’amitié ancienne, il lui fallait démontrer la nécessité de l’alliance présente pour le « monde libre » et, surtout, la volonté et la capacité de la France à prendre le leadership de l’Europe occidentale.
Or, tout au long de la IVème république, un courant d’opinion ne cessa de remettre en cause la politique fédérale d’assistance économique et militaire en Europe. Ses partisans considéraient, en effet, que les projets américains en matière de défense et d’union européennes étaient voués à l’échec parce qu’ils accordaient à l’Hexagone une importance disproportionnée à ses forces morales et matérielles. Ces réserves exprimées par les masses comme par certains milieux d’affaires reflétaient une vision passéiste de la France. Son image demeurant associée, dans leur esprit, à celle de sa culture élitiste, il leur était difficile d’admettre que la France n’était pas seulement le beau musée de l’Europe pré-industrielle mais une nation moderne capable de conduire l’Europe sur la voie de l’unité. La mission de services culturels consistait à « révolutionner » l’image de la France, selon le vœu de l’ambassadeur Bonnet, pour permettre la renaissance d’un vaste mouvement francophile fondé non plus sur l’amitié exclusive des élites déjà acquises à la culture française mais sur les forces vives de la société américaines, en particulier les masses et la jeunesse.
Les contraintes de la politique étrangère ont donc indéniablement pesé sur les grandes orientations de la politique culturelles au début de la guerre froide. Toutefois dès 1954, année où la France refusa les plans de Washington aussi bien pour la guerre d’Indochine que pour la CED et « recommença à voler de ses propres ailes », la question de l’opinion américaine, sans perdre toute son importance, cessa de revêtir un caractère aigu[16]. La nécessité d’inféoder la politique culturelle à la propagande français disparut et la centralisation des services culturels, prévue par la réforme Schuman, fut abandonnée. Et, lorsqu’un nouveau conseiller, le Recteur Pierre Donzelot, succéda à René de Messières en 1953, ses services retrouvèrent une autonomie qu’ils n’avaient en fait jamais complètement perdue.
Les débuts de la V ne marquèrent donc pas une véritable rupture par rapport à la précédente. Certes, le retour au pouvoir du Général de Gaulle et l’avènement de la Vème République ne manquèrent pas de modifier les conditions de l’action culturelle de la France : avec un régime politique stable, un exécutif renforcé et une volonté de jouer un rôle prépondérant dans le concert des nations, l’image de la France dans l’opinion américaine évolua favorablement pour la première fois depuis la fin de la guerre. En outre, la France adopta une politique culturelle extérieure plus offensive car pour le Général de Gaulle, le rayonnement de la pensée française n’était pas seulement un élément du prestige de la France, il correspondait à sa mission civilisatrice, de portée universelle et [exprimait] son être profond[17]. Ses ambitions furent rationalisées par le Ministre des Affaires Culturelles sous la concept de « civilisation planétaire ». La France était appelée à conduire les nations du troisième contient, celles qui souhaitaient échapper à la double hégémonie, y compris dans le domaine culturel[18]. Néanmoins, la continuité de l’action culturelle fut assurée par la présence à New York pendant plus de douze années d’un « très grand conseiller culturel », le philosophe Edouard Morot-Sir qui mena une action inégalée par sa durée comme par son ampleur et par la définition d’un plan quinquennal d’expansion et de reconversion des activités culturelles extérieures défini pour cinq ans[19]. Or, le rapport Boutet, préparé dès juillet 1957 et adopté en septembre 1958 ne remit nullement en cause les efforts de la IVème République. Il soulignait au contraire la nécessité de poursuivre l’effort entrepris en faveur de la promotion et de la défense du français et de faire mieux connaître à la fois la puissance scientifique et technique de la France et sa richesse artistique. Dans ce domaine, il préconisait de faire porter en priorité l’effort sur le théâtre, participant à l’expansion du français, et sur les arts plastiques, soumis plus que tous les autres à la concurrence internationale.
Ainsi, si l’on excepte les années 1947-1954 où la politique culturelle de la France s’est infléchie pour tenir compte des impératifs de la guerre froide, la période 1944 à 1963 montre qu’il y eut plus de continuité que de ruptures dans les objectifs poursuivis par les services culturels qu’il s’agisse de la diffusion de la langue et de la culture française auprès de la jeunesse des écoles et des colleges, c’est-à-dire des forces de l’avenir, ou de la valorisation de la modernité française dans le domaine de la recherche comme dans celui de la création artistique afin de modifier en profondeur les représentations de la France dans l’opinion américaine.
II) Les activités des services culturels
Cette volonté de promouvoir l’image moderne de la France érigée en axiome de la politique culturelle conduisit ses divers acteurs à mieux coordonner leurs efforts pour mettre en œuvre une politique cohérente, adaptée aux attentes du public et aux réalités présentes de la France. A travers l’éventail très large des activités culturelles allant de la diffusion de matériel pédagogique à la promotion du théâtre français, en passant par la coopération universitaire, s’affirmait la volonté de capter tout spécialement l’attention de la jeunesse. C’est en effet, auprès des jeunes que le thème de la France nouvelle semblait rencontrer l’écho le plus favorable. Ces derniers, plus ouverts que leurs aînés aux grands problèmes internationaux tournaient leurs regards vers la France appelée à prendre la tête d’une Europe occidentale unie. Les écoles et les universités furent donc naturellement la cible privilégiée de la propagande française et, en raison de leurs contacts presque quotidiens avec les étudiants et leurs professeurs, les services culturels jouèrent un rôle décisif dans la formation d’une nouvelle classe dirigeante ayant une vue claire des problèmes français. En outre, l’action culturelle participait aussi de la mobilisation des masses entreprise par les services d’information car, loin de réserver leurs activités aux seuls établissements prestigieux du pays, ils les destinaient aux établissements de moindre renommée et même aux écoles secondaires, rendant ainsi la France plus familière à des millions d’Américains.
Ces préoccupations expliquent pourquoi le domaine de la coopération linguistique et éducative demeura prioritaire. Animée par le conseiller culturel adjoint, la branche pédagogique des services culturels s’efforçait de relancer l’apprentissage du français dès le secondaire, le nombre d’élèves dans les high schools déterminant, par la suite, son importance dans les colleges. Tout en assurant le renouvellement des milieux francophiles, les cours de français représentaient pour des enfants qui n’auraient peut-être jamais l’occasion de se rendre en France l’unique chance d’entendre parler de sa culture et de son histoire. L’activité de la section se diversifia progressivement pour tenir compte des transformations du monde universitaire, de l’adoption de nouvelles méthodes d’enseignement audiovisuel et de la diversité des publics. Elle proposait aux professeurs un panel d’activités très variées allant de la traditionnelle distribution de prix récompensant les meilleurs élèves de français aux cours de perfectionnement proposés aux professeurs[20].
C’est à la demande de ces derniers que les services culturels intervenaient auprès des milieux scolaires et universitaires américains. En matière d’action pédagogique, le souci constant d’éviter que leurs initiatives ne suscitent la méfiance des éducateurs américains conduisit les responsables français à adopter une démarche prudente recourant très largement à l’initiative privée et à s’appuyer sur les structures existantes tels que les boards of education des Etats et les associations d’enseignants notamment l’American Association of Teachers of French qui informait ses adhérents des activités proposées par le services culturels. Un autre versant de la coopération consistait à encourager, au moyen de subventions, le travail des établissements à programme français comme le prestigieux Lycée Français de New York ou l’école Notre-Dame des Victoires de San Francisco. Quelques filiales de l’Alliance Française qui organisaient des cours de français comme celles de New York, Houston et La Nouvelle-Orléans figuraient également parmi les établissements pensionnés. Leurs efforts étaient d’autant plus louables qu’ils demeuraient isolés, l’enseignement ne figurant pas alors parmi les priorités de la Fédération américaine.
Faute de pouvoir appuyer leur action sur un solide réseau d’associations, comme en Amérique Latine, les services culturels effectuaient aux Etats-Unis un travail en profondeur « pour s’insérer dans la vie intellectuelle et universitaire américaine ». Il se traduisit notamment par la consolidation d’un réseau de centres de culture française au sein des universités américaines. La plupart des universités hébergeaient des french clubs et quelques-unes possédaient même une maison française. En 1945, les services culturels recensèrent dix-huit maisons implantées dans des colleges et universités d’Etat reconnues comme d’authentique foyers de culture françaises, à l’instar de Mills College sur la côte ouest ou de Middelbury sur la côte est. Dès la fin de la guerre, le conseiller encouragea la construction de nouvelles maisons, comme celle de l’Université de New York, inauguré en 1957 en présence de l’ambassadeur Alphand. Ces centres n’étaient pas seulement censés dynamiser les études françaises, ils représentaient surtout un vecteur d’influence bien au-delà des départements de langue et même de la sphère académique. Car les universités constituaient les seules institutions culturelles permettant d’approcher des publics aussi variés, non seulement l’élite des étudiants, des enseignants et des chercheurs, mais aussi le grand public. De surcroît, leurs infrastructures, salles de spectacles, bibliothèques et galeries d’art, offraient un cadre idéal aux nombreuses expositions et conférences pédagogiques de la section des activités culturelles et, surtout, aux spectacles de l’Association Française d’Action Artistique.
L’évolution des thèmes des conférences et des expositions traduisait bien le souci de décloisonner la culture française et d’étendre son rayonnement bien au-delà des départements de lettres. Les instructions de l’ambassadeur Bonnet demandaient aux services culturels de ne pas contribuer à forger, par des expositions exclusivement artistiques, historiques ou littéraires, une vision élitiste et passéiste de la France. « Il est certes, disait-il difficile de faire valoir tous les aspects de notre civilisation. Il serait cependant regrettable d’en négliger certains traits essentiels. Nous avons intérêt à montrer sans cesse que la France n’est pas seulement un admirable musée, un étincelant foyer de vie artistique et littéraire, un lieu où s’élabore toujours un art de vivre, mais aussi une nation de travailleurs, de techniciens, de savants, de soldats, un pays vivant, intégré au monde moderne et capable de fournir une contribution précieuse à la solution des problèmes contemporains »[21].
Certes, les sujets littéraires fournirent encore un excellent support des manifestations françaises, susceptible de fédérer les énergies à travers les pays comme l’exposition Balzac, montée en 1950, à l‘occasion du centenaire de la disparition de l’écrivain, qui circula pendant deux ans, ou celle dédiée à Victor Hugo, qui visita, l’année suivante, une centaine d’établissements. Mais on leur préférait, désormais, les sujets pluridisciplinaires qui attiraient aussi les étudiants de droit, de sciences politiques et sociales comme l’Encyclopédie et, surtout, l’exposition des Universités françaises inaugurée à Columbia, en 1954, qui mit à l’honneur la recherche française dans son ensemble. Cet événement constitua le point d’orgue d’une série d’initiatives destinées à faire connaître les progrès de la recherche française : publications de bibliographies analytiques et critiques de livres scientifiques français, exposition d’ouvrages scientifiques au MIT, en 1948, et nomination d’un physicien à la tête des services culturels, le Recteur Pierre Donzelot, qui travailla à l’établissement d’un réseau d’accueil pour les savants et les techniciens français[22]. La venue de conférenciers, boursiers et chargés de missions de la DGRC contribua également à la diversification de la présence française dans les universités. De façon significative, les services culturels veillaient à valoriser l’apport de la France dans le domaine des sciences exactes, sociales ou de la médecine. Ils s’appliquèrent à faire découvrir aux Américains non seulement « la France de l’esprit » mais surtout, selon le mot de Louis Joxe, « les muscles de la France ». De fait, les tournées de conférences de Jean Monnet ou de Maurice Herzog sur les campus américains démontrèrent aux jeunes, mieux que ne pouvait le faire n’importe quelle publication officielle combien la France était un pays dynamique.
La volonté de la DGRC et des services culturels de développer la coopération universitaire et les échanges d’étudiants relevait aussi de cette préoccupation. Une des attributions essentielles du conseiller culturel, accrédité depuis 1946 comme Représentant Permanent des Universités françaises, consistait à sonder les possibilités d’accueil de chercheurs français dans les universités américains, à négocier des accords de partenariats (comme ceux qui existaient entre les universités de Yale, Columbia, Princeton, Harvard et Chicago et l’Université de Paris), à inciter les jeunes à profiter des possibilités offertes dans le cadre de la convention franco-américaine d’échanges universitaires. Elle n’était pas seulement motivée par le souci de faire progresser l’information et la collaboration scientifiques. Elle s’expliquait aussi par son impact en terme d’image. Après une année passée en France, les jeunes Américains ne seraient-ils pas plus sensibles aux problèmes français, mieux armés pour les comprendre et les expliquer à leur compatriotes ? La présence de boursiers français dans les campus n’était-elle pas de nature à modifier la perception de France, à la rendre à la fois plus jeune, plus proche et plus sympathique ?
Ce souci présidait aussi aux choix des manifestations artistiques. Dans ce domaine, la section des manifestations artistiques ne se limitait pas à l’organisation d’expositions pédagogiques destinée à attirer l’attention du public sur les grands événements artistiques français de l’année, elle devait également orienter les choix de l’AFAA. C’est, en effet, à la demande du conseiller, en 1949, que celle-ci fit porter, en priorité, ses efforts sur le théâtre, « la seule activité française pauvrement représentée »aux Etats-Unis et qu’elle finança la traversée transatlantique de la troupe de l’Athénée en 1951 et celle du théâtre Marigny l’année suivante avant de programmer le retour, après un demi siècle d’absence, de la Comédie Française[23]. Car le théâtre, plus que toute autre activité artistique, incarnait ce que le Président Auriol appelait « l’esprit nouveau de la France ».
III) Bilan de l’action culturelle
Cette action a-t-elle porté ses fruits ? Comme le souligne Albert Salon, toute tentative d’évaluation générale de la politique culturelle en fonction de ses objectifs généraux « se heurte à des obstacles à peu près insurmontables »[24]. En effet, en raison du caractère aléatoire et immatériel de ces objectifs et en l’absence de données quantitatives fiables celle-ci risque de se réduire à « une appréciation qualitative vague et subjective ». Cela dit, concernant le premier objectif le rétablissement des liens d’amitiés, le bilan put sembler à court et à moyen terme tout à fait positif. On constate tout d’abord, qu’au cours de cette période, l’opinion américaine évolua globalement dans un sens favorable à la France et, comme le note Franck Costigliola, que les représentations d’une France féminine, si courantes dans la presse américaine des années 1950 se firent plus rares au début des années soixante où la France était présentée comme un allié difficile mais que l’on devait prendre au sérieux[25]. On remarque d’autre part que le public s’est rallié à l’idée d’une « alliance empêtrante », contraire à ses traditions diplomatiques, que les Américains malgré leur hostilité foncière au colonialisme ont accepté l’idée d’une participation financière de leur pays à la guerre d’Indochine, enfin, que la France fut le pays le plus aidé par les Etats-Unis de 1945 à 1963[26]. On doit donc admettre que des affinités françaises ont fait « pencher la balance du côté de la France » et que la politique culturelle a certainement contribué à l’existence de ce mouvement francophile.
En revanche, s’agissant des objectifs proprement culturels ce n’est pas en terme de rentabilité immédiate mais à moyen voire à long terme que l’on peut apprécier l’utilité d’une politique gouvernementale. En ce qui concerne, notamment, la diffusion de la langue française, les services culturels obtinrent rapidement des résultats tangibles. Le français retrouva dès le début des années soixante, la place d’honneur qu’il occupait avant-guerre dans l’enseignement des langues étrangères aux Etats-Unis : dès 1962, il revint en seconde position, derrière l’espagnol mais loin devant l’allemand, dans les écoles publiques, il occupait même le premier rang dans les états de l’est comme dans les écoles privées. Mais ces bons résultats, favorisés alors par l’évolution de la législation américaine, avec l’adoption du NDEA et surtout, par la perspective d’une Europe unie, auraient été rapidement remis en cause s’ils n’avaient été, depuis, entretenus avec une intensité croissante.
Aujourd’hui, malgré un contexte difficile marqué par le « French Bashing », le français représente avec 1 300 000 élèves dans l’enseignement primaire et secondaire, la langue étrangère la plus étudiée après l’espagnol et conserve sa prééminence dans les universités. La mise en œuvre de programmes d’enseignement du français en immersion montre combien la politique de diffusion linguistique est une œuvre de longue haleine. C’est en 1950, que pour la première fois, les autorités scolaires de Bâton Rouge envisagèrent de rétablir l’enseignement obligatoire du français dans les écoles primaires de Lafayette, un projet qui n’aboutit qu’en 1972, après le vote d’une loi en 1968 rétablissant le bilinguisme en Louisiane et la signature du premier accord franco-louisianais de coopération linguistique sans lequel les dispositions prises par la législature de Louisiane seraient restées lettre-morte[27]. Ce qui apparaissait, au début des années cinquante, comme un projet révolutionnaire, un peu utopique, s’est donc concrétisé et étendu puisque des accords de coopération similaires, signés avec la Floride et le New Jersey en 2001 permettent la création de nouvelles écoles d’immersion[28].
Le rayonnement de la culture française dans les colleges et les universités américains permet également de mesurer l’étendu du travail fourni par les services culturels. La création de cercles et de maisons française sur un grand nombre de campus et non des moindres, comme celui de l’université de New York, fut un bon indice de cette influence. Cet enracinement dans les milieux universitaires permet de concevoir aujourd’hui des projets beaucoup plus ambitieux comme la création de fondations universitaires (endowment funds). Grâce à des fonds apportés à parts égales par la France et ses partenaires américains, les fondations permettent de financer dans la durée des programmes d’échanges et de recherche liés à la France : après l’université de Chicago en 2000, le Massachussets Institute of Technology (MIT) accueille à son tour une fondation de ce type depuis 2001. Avec le fonds France-Standford créé à la fin de 2002, la coopération universitaire dans la région de San Francisco, s’articule autour de deux grands pôles : l’université de Californie (dont la Fondation a fêté ses dix ans en 2003) et celle de Stanford dans la Silicon Valley. Par ailleurs, on compte aujourd’hui dans de grandes universités américaines seize centres pluridisciplinaires dont l’objectif est de « donner au monde français et francophone une plus grande visibilité sur les campus et d’attirer vers les études françaises des étudiants venus de tous les horizons »[29].
La France fut également très présente dans les universités américaines par ses armées de conférenciers comme par ses manifestations artistiques. Parmi ces dernières, les grandes tournées théâtrales furent certainement les événements qui ont le plus contribué à renouveler la perception américaine de la culture française. La rencontre avec les compagnies de Louis Jouvet, de Jean-Louis Barrault et de Jean Vilar fut une révélation pour les jeunes qui découvrirent que la France n’était pas seulement détentrice des grandes œuvres du passé mais qu’elle était capable de leur insuffler une vie nouvelle.
Certes, le souci de réaffirmer la primauté de la France conduit l’AFAA à s’appuyer de façon parfois caricaturale sur le prestige de son patrimoine artistique. Ainsi, le rayonnement incontestable de la musique française dut moins aux initiatives de l’AFAA, qui proposait aux auditeurs un répertoire étroit et répétitif d’œuvres de partitions déjà célèbres de Ravel, Debussy et Berlioz, qu’à la présence du virtuose Robert Casadesus, du compositeurs Darius Milhaud et de chefs d’orchestres talentueux comme Pierre Monteux ou Charles Munch qui firent entendre Poulenc ou Messiaen. Le cas de la peinture montre que les initiatives de l’AFAA n’ont pas toujours servi les intérêts de l’Ecole de Paris. De façon paradoxale, l’AFAA espérait défendre le statut international de Paris et de ses artistes par des expositions patrimoniales censées apporter la preuve de la pérennité des grandes traditions de l’art français comme l’exposition des tapisseries françaises au MET, en 1947, les rétrospectives consacrées au Dessin français à travers les âges, et les Trésors de Versailles présentés à l’Art Institute de Chicago à la fin de 1962. En revanche, elle ne fit presque rien pour stimuler les échanges d’art vivants, ni pour soutenir le travail des marchands français qui, à l’instar de Pierre Matisse ou de Louis Carré, révélèrent les noms de Dubuffet, Soulages ou Nicolas de Staël. Les rares initiatives de l’AFAA en faveur de l’art contemporain, comme l’exposition Painting from France inaugurée à Memphis en 1949, valorisant surtout les peintres de tradition française, la seule qui fût, à ses yeux, capable, de rivaliser avec la nouvelle peinture américaine. Or, la promotion de l’Expressionnisme abstrait par Clément Greenberg revenait à proclamer la supériorité de l’immédiateté assimilée à l’originalité et au progrès sur le métier réduit à la répétition des conventions. Ni les services culturels, ni l’AFAA ne surent s’adapter à l’évolution du discours critique, ce qui altéra durablement l’image internationale de Paris.
De fait, au milieu des années 1990, « la France [n’était] toujours pas reconnue comme un lieu de création contemporaine »[30]. Seuls, quelques artistes comme Christian Boltanski exposaient aux Etats-Unis et tous les grands courants artistiques français des années 1970 et 1980, de Supports/Surface à la Figuration Libre avaient été occultés. Aussi, le poste de New York se concentre tout spécialement sur l’intégration des artistes à la scène et au marché américains, tout particulièrement à New York, Los Angeles et Miami, villes qui offrent les débouchés les plus importants. L’accent est porté sur la participation des Français aux expositions de groupes qui témoigne de leur intégration aux courants artistiques internationaux. Elle vise aussi à accroître la visibilité des galeries françaises dont l’AFAA soutient la participation à l’Armory Show, à encourager les échanges entre galeries comme celle du Marais et de Williamsburg de Brooklynn[31].
Les artistes français sont aujourd’hui présents sur le marché de l’art américain, comme jamais ils ne l’avaient été depuis 1945. Cette évolution est d’autant plus remarquable que « le paysage de l’art visuel a été fortement marqué par l’impact du 11 septembre : aux années d’euphorie et d’expansion du marché ont succédé des années difficiles marquées par le doute politique et social »[32]. Néanmoins, depuis le milieu des années 1990 plusieurs artistes, au premier rang desquels Pierre Huyghe mais également Sophie Calle, Thomas Hirschhorn, Philippe Parreno et Xavier Veillant, ont émergé. Tous sont aujourd’hui représentés par des galeries américaines parmi les plus prestigieuses. Quelques chiffres soulignent cette évolution : en 1999 et 2000, plus de 100 artistes, architectes et designers français avaient exposé aux Etats-Unis ; en 2001 et 2002, plus de 200 ont été montrés[33].
Profondément marqué de 1947 à 1954 par le contexte de sa naissance, celui de la guerre froide, la politique culturelle s’est rapidement dégagée des contraintes imposées par les contingences politiques du moment. Paradoxalement, cette période vit finalement triompher « l’autonomie du culturel », érigée en véritable doctrine de l’action française aux Etats-Unis. L’expérience acquise au cours de ces années démontra, en effet, qu’une politique culturelle n’était vraiment efficace que lorsqu’elle semblait désintéressée et qu’une distinction très stricte devait être maintenue entre les services de New York et les autres services de l’ambassade. La plupart des objectifs et des traits caractéristiques de la politique culturelle actuelle découlent d’une réflexion engagée dès la IVème République sur le rôle et les limites d’une action étatique. C’est à la lumière des enseignements tirés des succès incontestables mais aussi des échecs du passé que les services culturels déploient une action ambitieuse dans ses objectifs et renouvelées dans ses méthodes mais toujours prudente et progressive dans sa démarche. Celle-ci consiste davantage à stimuler les échanges culturels spontanés plutôt que d’imposer des manifestations portant le label de l’administration française. Il serait cependant schématique d’opposer l’action culturelle d’Etat et celle qui se dégage des acteurs eux-mêmes dans la mesure où l’existence de cette collaboration dépend d’un travail de longue haleine permettant aux artistes et aux intellectuels de s’insérer dans la vie culturelle américaine. En outre, le climat post-11 septembre a conduit à réaffirmer l’utilité d’une politique gouvernementale. Les difficultés économiques et politiques ayant rendu beaucoup plus difficile la levée de fonds privés aux Etats-Unis, les services culturels ont permis de mener à bien divers projets qui auraient dû être abandonnés sans leur concours financier et celui de l’AFAA. Ils apparaissent comme un partenaire sur lequel les institutions culturelles américaines peuvent compter en temps de crise et dont la fidélité prend une valeur éminemment symbolique.
Résumé :
L’émergence d’un outil diplomatique : les services culturels de New York (1944-1963)
Cet article analyse les enjeux et la spécificité de l’action conduite par les services culturels français envers les Etats-Unis pendant les années 1944-1963. Au cours de la guerre froide, la France et les Etats-Unis furent sur le plan culturel à la fois des alliés qui défendaient ensemble une certaine conception de la liberté de l’esprit et de la création et des rivaux, New York tendant à supplanter Paris comme capitale de l’avant-garde occidentale. Vis-à-vis des Etats-Unis, les objectifs des services culturels n’étaient pas seulement d’ordre intellectuel ou esthétique mais plus encore symbolique ou politique. Il s’agissait de promouvoir à travers les manifestations culturelles « une certaine image de la France » capable de rallier les forces vives de la société américaine, en particulier les masses et la jeunesse : celle d’une France nouvelle capable d’assumer le poids de son héritage culturel tout en apportant une contribution essentielle aux grands problèmes du monde contemporain.
[1] Une première version de cet article a été publiée dans la revue Relations Internationales, n°121, janvier-mars 2005.
[2] Thomas BISHOP, De Gaulle en son siècle, tome VII, De Gaulle et la culture, Paris, La Documentation française, 1992, p. 171.
[3] Jean HARZIC, secrétaire général de l’Alliance Française, rapport dactylographié de fin de mission, Washington, juin 1988.
[4] Agrégé de l’Université et secrétaire général de l’Ecole française d’Archéologie d’Athènes, Henri Seyrig (1895-1973) rejoignit la France Libre en 1941 et fut nommé, en 1942 conseiller culturel de la délégation française aux Etats-Unis par le Conseil National Français. Il quitta son poste à la fin de l’année 1945 pour diriger l’Institut Français d’Archéologie de Beyrouth jusqu’en 1967.
[5] Ministère des Affaires Etrangères, Amérique (1944-1952), Etats-Unis, volume 271, Rapport sur la diffusion de la langue française aux Etats-Unis de Jean Alexis de Rivoire.
[6] Yves-Henri NOUAILHAT, « Aspects de la politique culturelle des Etats-Unis à l’égard de la France de 1945 à 1950», Relations Internationales, n°25, printemps 1981, pp. 87-111.
[7] Gail ARCHIBALD, Les Etats-Unis et l’UNESCO, Paris, Publications de la Sorbonne, p. 33.
[8] Grâce à une invitation de la New School for Social Research, Claude Lévi-Strauss put rejoindre, en juin 1941, New York où il fut introduit par Henri Breton dans les cercles surréalistes et enseigna à l’Ecole Libre des Hautes Etudes. Après la guerre, il demanda au Directeur des Relations Culturelles de lui confier le poste de conseiller culturel afin de pouvoir notamment utiliser les grandes bibliothèques américaines pour achever sa thèse sur Les structures élémentaires de la parenté.
[9] Ancien élève de l’ENS, agrégé d’histoire et de géographie, il fit ses débuts comme rédacteur d’articles de politique étrangère à l’Ere Nouvelle. En 1920, il entra au secrétariat de la SDN avant de prendre la tête, en 1931, de l’Institut International de Coopération Intellectuelle. C’est à ce titre qu’il se rendit aux Etats-Unis, en 1936, grâce à une bourse de la Fondation Rockefeller. Il retourna aux Etats-Unis en juin 1940 où il adhéra à la France Libre et participa à la Fondation de France For Ever. Professeur de sciences politiques à l’Ecole Libre des Hautes Etudes en 1941, il fut nommé ministre de l’Information par le Comité de Libération Nationale en 1943. Il succéda à l’ambassadeur Henri Hoppenot le 13/12/1944.
[10] René de Messières succèda à Claude Lévi-Strauss en septembre 1947. Cet agrégé de lettres a tout d’abord parcouru les Etats-Unis en tant que conférencier de l’Alliance Française avant de prendre la tête du chapitre France For Ever de Boston pendant la guerre. Il fut également conseiller culturel à Ottawa de 1945 à 1947.
[11] MAE, Relations Culturelles (1945-1959), Œuvres Diverses (1945-1947), volume 215, services d’information français, dépêche n° 2358 du 28/11/1947 de Henri Bonnet à Georges Bidault.
[12] MAE, Relations Culturelles (1945-1959), Œuvres Diverses (1945-1947), volume 215, dépêche n° 2358 du 28/11/1947 de Henri Bonnet à Georges Bidault, services d’information français.
[13] MAE, Relations Culturelles (1945-1959), Œuvres diverses (1945-1947), volume 215, lettre du 4/11/1947 de Yvonne Daumarie à Louis Joxe.
[14] MAE, Amérique (1952-1963), Etats-Unis, volume 94, dépêche n°1255 du 4/4/1952 de Robert Schuman à Henri Bonnet.
[15] Laurent CESARI, La France, les Etats-Unis et l’Indochine, thèse de doctorat nouveau régime soutenue à Paris-IV, en octobre 1991, sous la direction de Denise Artaud, p. 3.
[16] Irwin WALL, L’influence américaine sur la politique française (1944-1954), Paris, Balland, 1989 p. 447.
[17] Gilbert PILLEUIL, « La politique culturelle extérieure (1958-1969) », De Gaulle et la culture, Paris, Plon 1992, p. 143.
[18] Janine MOSSUZ-LAVAU, « André Malraux ministre, une nouvelle vision de la France, une certaine idée de la culture », Les Affaires Culturelles au temps d’André Malraux, Paris, La Documentation française, 1989, p. 22.
[19] Agrégé de philosophie et docteur de l’université de Paris, auteur de La pensée négative et de Philosophie et mystique, il a d’abord enseigné en lycée en province et à Paris avant de prendre la direction du département de philosophie de l’université du Caire. En 1952, il fut nommé directeur de la commission franco-américaine d’échanges universitaires, poste qu’il occupa jusqu’en 1956.L’année suivante il devint conseiller culturel et Représentant Permanent des Universités françaises aux Etats-Unis.
[20] Dès 1949, les services culturels organisent à l’intention des enseignants de New York des cours de perfectionnement étendus ensuite à d’autres circonscriptions.
[21] MAE, Relations Culturelles(1945-1959), dépêche n°5767, du 31/12/1952 de Henri Bonnet à Robert Schuman.
[22] Né en 1901 cet agrégé et docteur en sciences physiques fut élu, en 1937, professeur de physico-chimie à la Faculté des sciences de Nancy. Il milita dans la Résistance puis devint maire de Nancy. Recteur de l’Université de Nancy, il fut promu directeur général de l’Enseignement supérieur (1948) puis Représentant permanent des Universités françaises. Who’s who in France, Paris, Jacques Laffitte, 1956.
[23] MAE, Relations Culturelles (1945-1959), Echanges culturels, volume 125, lettre du 16/5/1949 de René de Messières à la DGRC.
[24] Albert SALON, L’Action culturelle de la France dans le monde, analyse critique, thèse de doctorat d’Etat soutenue à paris I en 1981, p. 1493.
[25] Franck COSTIGLIOLA, « L’image de la France aux Etats-Unis » in Images et imaginaire dans les relations internationales depuis 1938, Cahiers de l’IHTP, n°28, juin 1994, p. 93.
[26] Franck COSTIGLIOLA, France and the United States : the cold alliance since World War Two, New York, Maxwell, MacMillan International, 1992, p.48.
[27] Ce projet est évoqué dès 1951 par René de Messières. MAE, Relations Culturelles (1945-1959), Enseignement, volume 134, dépêche n° 694, du 16/10/1951 du consul de France à René de Messières. Enseignement obligatoire du français en Louisiane.
[28] MAE, rapport du 8/2/2003 de l’ambassadeur Jean-David Levitte au Ministre des Affaires Etrangères Dominique de Villepin, Bilan de l’action culturelle de la France aux Etats-Unis, année 2002, établi par le conseiller culturel Jean René Gehan.
[29] Ibid.
[30] Propos du conseiller culturel Denis DELBOURG recueillis par Olivier Schmitt, Le Monde, 3/3/1995.
[31] MAE, rapport du 20/2/2004 de l’ambassadeur Jean-David Levitte au Ministre des Affaires Etrangères Dominique de Villepin, Bilan de l’action culturelle de la France aux Etats-Unis (année 2003), établi par le conseiller culturel Jean René Gehan.
[32] MAE, rapport du 8/2/2003 de l’ambassadeur Jean-David Levitte au Ministre des Affaires Etrangères Dominique de Villepin, Bilan de l’action culturelle de la France aux Etats-Unis, année 2002, établi par le conseiller culturel Jean René Gehan
[33] Ibid.
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